François Cochet

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CHAOS


http://fr.wikipedia.org/wiki/Projet_MK-Ultra

BOITE

 

francois_cochet_collage_001La nuit, après une chaude journée

La brise du soir suit la rue comme une faille sans savoir où elle va. Caressant, ne dérangeant rien, tout au plus courbant doucement de sa petite force une chose flexible qu’elle ne s’explique pas, elle passe.

Brise-mouvement, note de musique presqu’imperceptible, légère, facile, s’enfuyant, baisant de son souffle tendre les murs sombres des blocs, se glissant le long des façades, frôlant la pierre morne, s’écorchant à peine aux angles lentement érodés… Qui se cache derrière cette expiration constante ? Que transporte cet air qui va ? Quel secret emmène-t-il ?

Hé ! Où vas-tu vent ? Retournes-tu au vide, ce luxe éternel, effleurer la rose cardinale qui t’éparpille ?…

Brise qui passe sans rien voir, dévalant cette rue importante ! Une gorge dont les parois s’appellent banque, journal, église, école, business, théâtre, garage. Gorge sèche, muette, tapissée d’un goudron noirâtre. Rue toute droite, ordre rectiligne, défilé de volonté et de puissance, rue du Général Dufour. Vide, vide de gens, de vie. Propre. Pleine de symboles, d’histoires, de réputations, d’haleines perdues…

Rue forte dont les immeubles-torses jalonnent grossièrement le cours, se bombant au point d’en confondre l’issue. Rue pourtant large et tout de même étouffante, étau serrant dans ces murs réguliers le mépris qui habite son ambiance. Rue sans tristesse et sans joie, rue brute, sans question ni réponse. Rue de béton, de molasses et de moilons, sans énigme apparente, existe-t-il une toute petite âme derrière l’épaisseur de cette réalité ?

Les ombres des immeubles qui se dérobent à la corrosion acide des néons, reproduisent sur la chaussée des reflets maigrelets et disproportionnés à la laideur pesante des édifices. Et ces caricatures se diminuent ou s’allongent lorsqu’une rue adjacente coupe, pendant quelques mètres, la régularité des lignes.

Et ces building-forteresses éclairés par cette lumière continue immobilisent le temps de la nuit, limitant l’espace d’un mur à l’autre. Rempart gluant de puissance, miroir de celui d’en face, percées de portes monumentales, de fenêtres anonymes… Et le haut de ces blocs-murailles se dissimule en-dessus du faisceau des lampes, traces sombres se mélangeant à l’obscurité.

Couloir monolithique, lourdeur granitique, froideur arctique de ces bâtiments omnipotents. Façades rêches, trop reich, bustes de colosses triomphateurs, la main fragile te touche et s’interroge, le pied te frappe et souffre, les crachats, les cris, rien ne te salit, tu restes inflexible, mutisme, dédain…

La tête fatiguée, lasse de ta froideur, se penche en avant pour aller s’éclater contre la roche façonnée et implacable… mais l’œil qui regarde le trottoir de ciment bouchardé aux dessins rectangulaires arrête le mouvement et s’étonne.

Dans une minuscule brèche, dans une petite rupture du béton armé, dans l’angle entre le vertical du mur et le plat du trottoir, une herbe, une vulgaire graminée, une simple mauvaise herbe danse, désinvolte, au passage de la brise…

Le silence est étrange et faux. A cette heure, ces monstres se taisent provoquant un bruit terrifiant étouffé. L’écho transportant leur prépotence se répercute contre sa propre résonance si bien que ce vacarme enfermé dans sa réflexion est tel que l’on n’entend plus rien.

Et par-dessus l’épaisseur de dissonances, quelque chose se dessine, se modèle en relief sur ce fond abasourdi, une sorte de fanfare ajoutant à ce mutisme, à cette indifférence l’air de la marche du Général Radetsky, les militaires ne combattent pas la bêtise, ils la gèrent…

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Rue du Général Dufour.

Paradis des riches dans la journée. Les ténèbres ont muselé le chant des psaumes. Fermez les coffres ! Et la peur qui connaît chaque recoin s’est répandue, promenant son angoissante et invisible présence, confondant le bien et le mal, onde intemporelle et totalement indéterminée à qui aucune conscience humaine existante n’échappe…

Un punk passe. Là-bas. Cette démarche décontractée, ce mouvement de balancement, cette souplesse naturelle, quelle désinvolture qui laisse transparaître la joie, un entrain. Il déambule avec aisance entre ces immeubles. Complètement libre, moqueur, se foutant de tout. Que les blocs-murailles paraissent petits, presqu’insignifiants lorsqu’il marche dans cette rue ; dynamisme de son pas. Il resplendit, il brille. Dégaine éclatante, déliée, il semble passer là pour rien… Sa présence hasardeuse cause une étonnante manifestation, une rupture, quelque chose qui dérange, laissant préjuger que ça va avoir lieu, enfin commencer. Est-il ivre ou amoureux? D’où lui vient cette extase, ce feu, cet éclat ? Il désintègre la monstruosité de la rue.

Mais la réaction va sortir ses fantômes, se défendre, créer le cauchemar. Regardez, il est là, devant cette porte monumentale. Le monstre. Un visage n’ayant qu’un œil, un buste poilu soutenu par un amas bulleux, bulles grenats et violettes, gazeuses. Est-ce l’âme de cette rue ? Il semble transparent, en fronçant les sourcils on peut le traverser, voir encore la porte devant laquelle il se tient, chose imprécise, confuse. Les traits de son visage sont mous et se déforment sans cesse.

Quelle horreur ! Rassurez-vous, sa valeur est douteuse, mais bien sûr il faut l’avoir vu pour s’en rendre compte ! Beaucoup de gens savent qu’il existe, le craignent même et sont totalement incapables de le décrire ou alors c’est d’eux dont ils parlent. D’ailleurs, ces gens vivent habités par des croyances, de faux mobiles, ces monstres féroces et intraitables qu’ils n’ont jamais touchés-. Ah ! les grandes illusions qu’ils nomment ambition, goût du pouvoir, patriotisme. Rasants et infatigables dragons qui ne les reposent pas !

Et notre héros étincelant à la crête verte qui se rapproche du monstre. Il faut avoir traversé toutes les sphères de la lumière et des profondeurs pour affronter cet innommable. Va-t-il sortir une épée flamboyante et l’autre va-t-il cracher du feu ? Vont-ils se détruire, boules de foudre, bruit du tonnerre et disparaître dans un caniveau ? Il se rapproche, assurée, son regard incandescent fixant l’œil unique, ne s’intéressant pas aux petites boules gazeuses qui lui lance ce spectre, son allure aisée nullement freinée par l’aspect terrifiant ni par les cris aigus que cette bouche grande ouverte hurle, dévoilant un gouffre sanguinolent où une glotte semble se noyer.

  • Te voilà, vaniteux ! l’attaque-t-il, tu es fier de ta richesse, de tes avoirs, de tes lois ; tu te satisfais de luxe, de sciences, de paix, qu’as-tu encore à brailler de la sorte, âme orgueilleuse ?

Le monstre accentue son cri, plainte stridente. Le héros ne s’en inquiète pas. Il s’avance et lui saisit son bras maigre au bout duquel s’agite une main velue prolongée de quatre doigts aux ongles crochus.

  • Cesse, folie ! crie-t-il à son tour, lui secouant le bras.

L’œil unique s’injecte de sang, une larme noire comme un goutte d’huile de vidange coule sur ses traits informes, son nez exulte des vapeurs roses et abondantes, l’amas bulleux sur lequel il se meut s’éclate en gaz vert et froid absorbant le héros jusqu’à mi-corps.

Cette chose vague se déforme, râle puis se tait. Les bulles qui le soutiennent s’éclaircissent et dessinent une espèce de robe, un voilage clair.

  • Alors, monstre sacrificateur, tu n’arrives à rien, tu continues à souffrir. Pourtant ton holocauste est de taille, il devrait t’apaiser ; tout y passe, depuis ton père, ta mère, ton épouse, tes enfants jusqu’aux simples désirs de plaisir. Tu brûles, tu incendies, au point que ce monde est devenu un vaste autel recouvert de cendres toujours vives ; ça sent le grillé partout et on ne rencontre que de gros bergers repus, que d’affreux maître, que d’ignobles potentats assoiffés de sang, régnant sur de misérables troupeaux muets, peureux, te craignant plus que le loup. Elle est belle ta gloire ! Malheureusement, tu ne sacrifies qu’à ta propre vanité. Tu te consommes. Ça me dépasse cette vaste offrande de vie à la mort, au néant, à je ne sais quel objet utopique, quel simulacre, à je ne sais quel pouvoir imaginaire. Contemple cet enfant qui vient de naître, regarde, il respire, il n’a pas encore appris ton nom, il ignore que le jour où il le saura il ne pourra plus l’effacer et sans cesse il te craindra. Comment sont-ils si bêtes pour te laisser entrer, toi la fausse peur, ne savent-ils pas que tu es faible et qu’il est simple de te faire disparaître si on en a l’envie ?

Le monstre grogne, reprend ses gémissements, ses explosions de bulles gazeuses.

  • Oui, je sais, tu es très généreux avec ceux qui te craignent et te respectent. Je connais ta charité, tes bonnes grâces. C’en est assez de ton pouvoir assis sur la culpabilité. Que finisse ce commerce, ce marchandage, cette torture, cette chiasse. Va-t-en, monstre sans joie, que l’allégresse s’empare de tout !

Le monstre s’évanouit, ne laissant sur le trottoir qu’une tache humide, pas plus qu’une trace de pisse de chien.

Le passant vêtu de noir, brillant d’une lumière crêtée, continue son chemin de sa démarche détendue.

Les immeubles dodus, opulents, restent impassibles, figés dans leur simple réalité de béton et de molasse.

La brise du soir.

La nuit.

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Musique de Dr Feelgood (groupe Protopunk)

morceau : You shouldn’t call the doctor if you cant afford the bill (1975)